Interview de Hideki Arai (par le Magazine ATOM)
Cri(me)s et Châtiments
Mal connu en France, où ses séries n'ont jamais rencontré le succès qu'elles méritaient (The World Is Mine, Ki-Itchi !! et Ki-Itchi VS sont loin d'avoir secoué le marché). Hideki Arai est pourtant un artiste essentiel dont l'hystérie - et la précision - graphiques s'accompagnent d'un regard furieux porté sur une société qui fout le camp.
Propos recueillis par Fausto Fasulo, traduction Aurélien Estager, bibliographie Marius Chapuis.
Remerciements Wladimir Labaere (Casterman), Solène Ubino (Delcourt) et Ryoko Nishibori (Kadokawa).
À quel moment de votre vie le désir d'être mangaka vous a-t-il étreint ?
C'est à partir de l'école primaire que j'ai commencé à cogiter sur l'idée d'être un jour auteur de manga. Je pense que le déclic définitif s'est fait quand je suis tombé, gamin, sur le Devilman de Gô Nagai. L'extrême cruauté de l'histoire et l'agressivité du dessin mon totalement retourner.
Ado, je me suis mis à d'autres activités, notamment le sport qui m'a pas mal absorbé au point d'occulté ma passion pour la BD.
Pareil, durant mes années d'Université, passées à me marrer avec mes potes plutôt qu'à vraiment réfléchir à mon avenir. Le temps passant vite, je me suis finalement dit qu'il était trop tard pour devenir mangaka, et j'ai alors bosser dans une entreprise en tant que commercial. J'ai fait ça pendant un an, suffisamment longtemps pour me rendre compte que je n'étais pas taillé pour entrer dans le costume d'un salaryman.
Naturellement, l'idée de devenir mangaka est alors revenue sur le tapis.
L'Amoralité de Devilman a dû participer à la "libération" de votre sensibilité artistique nihiliste.
Il y a un autre manga de Gô Nagai qui a eu sur moi l'effet d'un électrochoc : Violence Jack. Je me souviens notamment d'une scène folle dans laquelle des yakuzas prennent en otage une jeune fille innocente en menaçant de l'exécuter si Violence Jack ne vient pas à la secourir. Celui-ci débarque alors avec un énorme couteau et décapite les kidnappeurs ainsi que... l'otage ! À l'époque, cet épisode avait soulevé une vive polémique chez l'éditeur, qui s'était opposé à sa publication. Gô Nagai était resté inflexible, car pour lui supprimer cette scène était comme saccager son oeuvre, en dénaturer la portée réflexive autour justement, des notions de bien et de mal.
C'est intéressant, car le personnage de Mon-Chan dans The World Is Mine ressemble à Violence Jack...
Oui, il y a effectivement quelques ressemblances entre les deux ! Oh, Avez-vous vu le film Le Pacificateur de Mimi Leder ? Il y a une scène où un sniper de la police hésite à abattre un terroriste qui menace de faire sauter New York car un père avec son enfant sur les épaules est pile dans sa ligne de mire. J'étais déçu de voir que le personnage du sniper ne passait finalement pas à l'action, car dans la réalité, la question ne se serait même pas posée. Et dans Violence Jack, Gô Nagai ne s'embarrasse pas de ce genre de dilemmes moraux, ce qui en fait, en dépit de son ancrage science-fictionnel / post-apocalyptique, un manga très fidèle à la cruauté du monde.
Votre première histoire, 8-Gatsu no Hikaro, a été publiée dans le magazine Afternoon de Kodansha, qui a la réputation d'accorder aux auteurs une certaine latitude créative. Comment se sont passés vos débuts ?
Juste après avoir, si je puis dire, "tenté ma chance" en tant que salaryman respectable, j'ai participé à deux concours de manga lancés respectivement par Morning, édité par Kodansha, et Manga Action, magazine publié par Futabasha.
C'était en 1989, et je leur ai envoyé un récit de 60 pages afin de manifester ma grande motivation. La "chose" en question était assez expérimentale : pas de bulles, pas de découpage, et toutes les trois pages, je changeait volontairement de genre pour sortir le lecteur de sa zone de confort. J'ai gagné un prix important chez Morning avec cette histoire, puis j'en ai pitché d'autres au comité éditorial, qui, malheureusement, ne me suivait pas trop dans mes propositions.
Je me sentais à la ramasse, j'ai perdu confiance et je me suis mis à déprimer. Mon tantô de l'époque m'a alors proposé d'écrire quelque chose de plus léger, de plus gai, et de repartir du bon pied. J'ai ainsi travaillé sur l'histoire d'une voleuse à l'étalage, mais je souhaitais avoir plusieurs cordes à mon arc et j'ai aussi proposé une histoire courte sur le rugby, sport que je connaissais bien pour l'avoir pratiqué quand j'étais au lycée. L'idée, c'était de parler des moments où il n'y avait justement pas d'action sportive, soit une perspective un peu original en somme. Cette singularité a d'ailleurs payé puisque j'ai remporté le "Prix 4 saisons" du magazine Afternoon avec 8-Gatsu no Hikari. Et le manga a été si bien reçu qu'on m'a demandé d'en décrire une suite, chose à laquelle je n'avais absolument pas pensé ! (rires) je crois qu'à l'époque je n'avais pas tout à fait saisi que l'essence du métier de mangaka était de savoir sérialiser une histoire. Moi, j'adore faire mourir mes personnages, ce qui n'est pas évident quand un éditeur s'attend à ce que l'on travaille sur la suite d'un succès. C'est donc à partir de 8-Gatsu-no-Hikari que j'ai compris ce qu'on attendait de moi en tant que mangaka.
Votre première série au long cours, Miyamoto Kara Kimi E, traite des déboires quotidiens d'un salaryman. Avez-vous puisé dans votre propre vécu pour accoucher de cette histoire ?
À l'origine, on m'a proposé d'écrire une histoire courte sur le quotidien d'un salaryman. J'ai accepté, sans me douter qu'on allait ensuite me demander d'en faire une série. Je suis donc passer d'un épisode par mois à un par semaine. Pas vraiment la même dynamique, vous imaginez... le premier chapitre de Miyamoto Kara Kimi E, correspond en fait au récit court que j'avais initialement livré. Je m'inspirais largement de ma douloureuse expérience de col blanc. Tout ou presque dans cette histoire se reposait sur des situations que j'avais vécues. Par exemple, le personnage de Misako Kôda faisait référence à une très belle femme que je voyais tous les matins sur le quai du train en allant au boulot. À chaque fois que je l'apercevais, je me sentais un peu plus insignifiant...
Vous vous attardez très souvent sur les dysfonctionnements de la société japonaise. Vous arrive-t-il de vous inspirer de faits divers lus dans les journaux par exemple ?
Je ne procède pas tout à fait de cette manière-là. Par exemple, je ne découpe pas d'articles de journaux ou ce genre de choses pour établir une sorte de base de données qui servirait à mes histoires. Mon rapport à l'information n'est pas vraiment dans la duplication, mais plutôt dans l'écho émotionnel. En fait, j'injecte dans mes mangas mon ressenti face à ce que j'ai pu lire ou entendre dans les médias. La réalité constitue simplement le véhicule de mes émotions.
Votre observation de la société japonaise à travers vos mangas a commencé au début des années 90. Qu'est-ce qui a changé depuis selon vous ?
Après l'éclatement de la bulle spéculative du milieu des années 80, l'État a poursuivi son entreprise de lavage de cerveau comme avant. Ce qui a surtout changé, c'est l'attitude des gens vis-à-vis de l'argent. Aujourd'hui, ceux qui gagnent très bien leur vie et affichent frontalement leur réussite sociale sont perçus comme les grands vainqueurs. Ils sont "cool". Voilà, ce qui me dérange : voilà la société prôner des valeurs que je juge, moi, très méprisables. Notre époque est d'une laideur abjecte et à travers mes mangas et les situations extrêmes que j'y dépends, je veux l'interroger, et sonder cette vulgarité, cette décadence.
On retrouve dans vos histoires des personnages issus de l'immigration : des Coréens, des Chinois, des Philippins... Vous êtes l'un des rares mangakas a accorder une place a ces populations peu représentées.
C'est plus par reconnaissance que par conservatisme qu'on voit peu ces minorités dans le manga. En ce qui me concerne, si je mets en scène des étrangers, c'est avant tout pour les besoins du récit.
Dans "The World Is Mine", le titre imposait logiquement une histoire qui dépasse le cadre des frontières du Japon. Elle devait aussi nous rappeler à quel point nous sommes insignifiants à l'échelle mondiale. Et qu'il faut savoir l'accepter. Dans Irene Of Love, je voulais surtout raconter un combat de femmes. Et quand j'ai entendu parler de la recrudescence des mariages mixtes entre des hommes japonais et des femmes philippines vers le milieu des années 90, ces deux thématiques se sont naturellement emboîtées.
Choisir une Héroïne d'origine philippine a-t-il été bien accueilli par les lecteurs ?
Irene Of Love a été publié dans Big Comic Spirits, un magazine où l'on retrouve beaucoup d'histoires d'amour un peu clichés, avec des personnages très sensibles et élégants. Moi, j'avais envie de faire valdinguer tout ça et de rentrer dans le lard du lecteur avec un manga abrasif. J'ai donc proposé l'exact opposé de ces bluettes en racontant la relation entre un quadragénaire bourru qui ne pense qu'à baiser et une jeune femme "achetée" aux Philippines.
Dans les histoires romantiques de Spirits, les filles ont souvent des physiques très enfantins, et on a l'impression que les lecteurs fantasmes sur ces "créatures" qui pourraient être leur petite soeur. J'ai donc poussé ce critère à l'extrême avec le personnages D'identité qui est, pour le coup, une vraie gamine. Irène, c'est une femme comme on en voit dans le cinéma de Shôhei Imamura, l'un de mes cinéastes préférés. Mais surtout, j'ai fait d'Irene une Philippine pour faire chier mon monde et en particulier tous les lecteurs de manga à l'eau de rose.
Il paraît que le réalisateur Kinji Fukasaku projetait de faire une adaptation live de The World Is Mine...
Oui, c'est vrai, il avait même commencé à faire des repérages dans la région d'Akita. Malheureusement, il a entamé cette étape de pré-production alors qu'il savait que ses jours étaient comptés. Il a alors fait lire le manga à son fils, Kenza, afin que celui-ci puisse prendre le relai et poursuivre son projet d'adaptation. Mais avant ça, Fukasaku voulait enseigner la mise en scène à son fils, et ils ont donc entamé la réalisation en binôme sur Battle Royale 2 : Requiem... Qui a été finalement leur dernier film ensemble.
L'anarchisme, l'esthétique du chaos, la violence, l'hyper-mouvement... Toutes ces composantes du "style Fukasaku" se retrouver également dans vos mangas.
J'adore la série des Combat sans code d'honneur(1) et je tiens le film Police contre syndicat du crime pour un chef-d'oeuvre absolu. Quand je l'ai découvert, j'étais encore assez jeune, et je croyais que les sentiments extrêmes que nous montrait Fukasaku étaient en fait communs à tous. C'est bien plus tard, en travaillant sur The World Is Mine que je me suis aperçu que ce n'était pas vraiment le cas, et qu'il s'agit plus d'une sorte de réflexe de rébellion plus ou moins violent qu'on a tous à un moment de notre vie.
The World Is Mine est votre série la plus ambitieuse à ce jour. Comment Avez-vous procédé en ce qui concerne son écriture ? Cette imprévisibilité, ce foisonnement de personnages, de situations... La densité narrative du résultat est vertigineuse.
Et également dangereuse, car le lecteur peut finir écrasé sous le "poids" de l'histoire.
Avec Miyamoto Kara Kime-e, je ne voulais pas me contenter de suivre le cahier des charges du genre salaryman manga. C'est d'ailleurs pour ça que j'ai inclus le nom du personnage principal dans le titre : pour souligner le fait qu'il s'agissait d'une histoire individuelle et personnelle. Pour Irène of love, je souhaitais parler de tout ce que je ne connaissais pas : la campagne, les salles de pachinko, les femmes des Philippines. Dans The World Is Mine, je me suis aperçu que je pouvais aller encore plus loin dans cette logique et et aborder des univers aux antipodes de mes préoccupations, comme le système policier, la politique internationale et le terrorisme. Je crois que j'étais poussé par une curiosité très fort et l'envie de me tester : j'avais la sensation que je pouvais tout raconter, tout dessiner. Avant de commencer, je n'avais pourtant pas réfléchi à la fin, je connaissais simplement les grandes lignes de l'histoire, et je savais que je voulais entraîner le lecteur dans un crescendo nihiliste qui culminerait sur la destruction de la Terre. Peut-être que tout cela rejoint ce que j'ai dit précédemment à propos de Kinji Fukasaku... (il réfléchit) Oui, en fait, je crois que je suis animé par des pulsions destructrices plus fortes que la moyenne des gens !
The World Is Mine a été publié la même année et dans le même magazine, Young Sunday, que Ichi The Killer de Hideo Yamamoto. Les deux œuvres ont d'ailleurs été souvent comparées dans leur caractère extrême. Comment percevez-vous ce rapprochement ?
J'avais bien aimé Ichi The Killer, en revanche, je crois qu'il y a une très nette différence entre Hideo Yamamoto et moi dans notre façon de traiter la violence. Dans Ichi The Killer, il y a une sorte de fascination, une complaisance même, qu'on ne retrouve pas, du moins je pense, dans The World Is Mine. Je ne prends pas spécialement de plaisir à m'attarder sur les exactions de mes personnages par exemple, alors que dans Ichi the killer, il y a tout un fétichisme détaillé de l'ultra-violence. Par ailleurs, si je devais m'atteler un jour à une œuvre vraiment violente, je ne mettrais pas en scène l'exécution de personnages détestables comme c'est le cas dans Ichi the killer. Si on me laissait carte blanche, ce qui m'intéresserait plutôt, c'est de dessiner une situation absolument révoltante, la mise à mort d'un innocent, un enfant de 4-5 ans par exemple, qui serait torturer et tué à petit feu pendant plusieurs années. Ça, c'est vraiment subversif. Ça, c'est une manière de questionner le regard du lecteur sur un spectacle dégueulasse. À part ce genre de concept extrême, la violence ne m'intéresse donc pas particulièrement je ne la considère que comme un élément du récit, pas une fin ou un sujet en soi.
Vers le milieu des années 2000, vous avez alterné les séries les plus "hardcore" comme "Ki-Itchi !!" et "Ki-Itchi VS" avec des titres plus commerciaux comme "Rin" et "Sugar". Aujourd'hui, vous venez d'achever Scatter, un manga qui renoue avec l'esprit "dur" de The World Is Mine.
Au début, avec mon éditeur M. Okumura, nous avions une idée assez clair de ce que devait être Scatter. Nous avions évoqué ensemble plusieurs grande piste thématique comme le sperme, les gènes, les cellules... il était également question d'en faire un récit d'initiation, de parler des rapports amoureux homme femme. Puis les choses ont évolué à mi-parcours, vers les tome 3-4, et la série a commencé à s'épaissir et à embrasser des questionnements existentiels. Je n'en avais pas forcément conscience pendant l'écriture, mais finalement, Scatter raconte l'histoire d'un personnage qui cherche à trouver sa place dans la société. Et le cicérone du héros, si tant est qu'on puisse l'appeler ainsi, n'est ni un ami ni quelqu'un de sa famille, mais un acteur porno. M. Yusa, qui lui montre comment utiliser son désir sexuel sur-puissant, perçu jusque-là comme un dangereux handicap. Pour sauver l'humanité et les femmes, mon personnage principal va devoir les violer, et c'est justement ce paradoxe qui m'intéressait. Je voulais mettre en scène un héros qui doit sans cesse questionner la moralité de ses actes.
Connaissez-vous le manga "The Rapeman"(2), dans lequel un professeur de lycée se transforme en "Super-violeur" la nuit pour punir certaines femmes?
Oui, je connais ce titre, même si je ne l'ai jamais vu. Vous savez, pour moi, il n'y a pas de sujet tabou. Dans une création artistique, on doit pouvoir aborder tous les sujets. La censure n'a donc absolument pas sa place, tout comme la notion de politiquement correct. La société et une entreprise collective, et le travail d'un artiste est de la secouer violemment. Vous savez, je m'étais préparé à ce Scatter soit moralement pointé du doigt, car effectivement, le viol y tient une place importante, et je savais que je devrais justifier ma démarche. Mais pour moi, ce n'est absolument pas le sujet, et cet aspect là de l'histoire ne doit pas faire débat. Mettre en scène des viols ne m'excite pas, il s'agit simplement d'un moyen et non d'une fin.
(1) : La série de films Combat sans code d'honneur (Jingi Naki Tatakai en VO) est la saga criminelle la plus célèbre du cinéma japonais. Inspiré des mémoires du Yakuza Kôzô Minô, remises en forme par le journaliste Koishi Liboshi, elle retrace le parcours d'un gangster incarné par Bunta Sugawara dans le Japon d'après-guerre, plus précisément à Hiroshima, zone dévastée propice au développement d'activités illicites.
(2) : The Rapeman de Keiko Aisaki (scénario) et Shintaô Miyawaki (dessin) est une comédie noire à tendance ecchi / hentai en treize volumes publiée par Leed à partir de 1985. Inédit en France, le manga sera décliné en neuf films de V-Cinéma (productions destinées au marché de la vidéo) réalisées entre 1993 et 1996 ainsi qu'en un OAV en deux épisodes sorti en 1994.
(3) Not in Education, Employment or Training : Une classification typiquement japonaise pour désigner ces jeunes adultes qui ne font ni études, ni stages mais ne bossent pas pour autant.
Interview parue dans le Magazine ATOM - Trimestriel Mai/Juin/Juillet 2017 (N°2)
©Droits d'auteur. Tous droits réservés.
Nous avons besoin de votre consentement pour charger les traductions
Nous utilisons un service tiers pour traduire le contenu du site web qui peut collecter des données sur votre activité. Veuillez prendre connaissance des détails et accepter le service pour visualiser les traductions.